Jüri Talvet est né en 1945 à Pärnu, Estonie. Il a étudié la philologie anglaise à l’Université de Tartu et a soutenu, en 1981, une thèse de doctorat en littératures occidentales à l’Université de Leningrad (Saint-Pétersbourg). Depuis 1992, il occupe la chaire de Littérature Mondiale à l’Université de Tartu.

 

Il a publié neuf livres de poésies en estonien. Des choix de ses poésies et essais ont été traduits en anglaise, en espagnol, en français, en roumain, en catalan et en italien. Ses ouvrages ont été distingués par plusieurs prix, dont le Prix Annuel de Littérature Juhan Smuul (essai, 1986), le Prix de Poésie Juhan Liiv (1997), le Prix Commémoratif d’essai et de Poésie Ivar Ivask (2002).  





(Les cahiers de Val-David. Festival Notebooks. Los cuadernos de Vald-David. 2009-2014. Anthologie brève. Ed. Flavia Cosma. Pp.90-91. Somerville, Massachusetts: Červená Barva Press, 2014.):


CHEMIN FAISANT. CHEMIN FAISANT!

 

Joyeux Noël et Bonne Année !

Come toujours. Cette vieille coutume de garder

des adresses dans l’agenda : un quart de siècle

de vie qui ne se répétera plus, ou certes, oui, qui sait,

dans une autre dimension. Il s’éteint. Le Christ! Zarathustra.

Bouddha. La dernière chance de les réécrire,

les recopier d’un trait, y supprimer les défunts,

une fibre ou l’autre qui brûle encore dans l’âme,

maintenant absorbée, élargie sur papier,

les os confondus à la neige. Une ou deux

curiosités, un ou deux gestes de vanité. Oh Derrida.

comment différiras-tu, comment reporteras-tu ta mort

en écrivant, alors que le présent se tait, que le choeur

des croyants devient muet, de même que ma propre mort.

Si Jésus est né à cinq heures, je me réveillerai

encore plus tôt, à quatre heures, croyez-moi.


(Traduction en français: François Roy)

  


(De la neige, des rêves. Unest lumest. Poèmes traduits en français par Athanase Vantchev de Thracy. Paris : Editions Institut Culturel de Solerzana, 2011):

 

 

LÀ OÙ DEMEURE LA MÉMOIRE

 

Le papier est de l'air condensé

Qui absorbe les mots -

Pas moins fragile ou fugace

Que l'ardoise ou l’écran

Aux nerfs électroniques.

Le vent a fait trembler la fenêtre.

A qui appartient la main qui caressait doucement

Les cheveux de l’enfant endormi ?

Quelles branches agitées,

Quelle brume sur les lèvres de qui,

Quels signaux émis par l’herbe

Ont composé le Cantique des Cantiques ?

  

Derrière un mur d'ardoise,

De papier ou de nerfs artificiels

(Oseriez-vous le nier) la mémoire persiste

(Avez-vous déjà commencé

A dresser un plan d’évasion ?),

Elle préserve les choses oubliées, elle vous pardonne

Votre hésitation d’aujourd’hui.

 

 

 

JE NE SAIS COMMENT T’AIMER AUTREMENT

 

Aujourd'hui, à Stockholm, tombe une neige lourde,

Bien sûr, avant de se hasarder dans la rue,

Les gens du pays s’enveloppent d’épais manteaux de laine et de vêtements chauds

De coton doux et propre sortis juste

                                                Des garde-robes.

Tandis que, en Polynésie, brille le soleil éclatant

Et que les gens se contentent de cacher leurs parties intimes

D’une mince feuille verte qu’ils cueillent sur un buisson

Derrière la hutte où ils vivent, aussi facilement

Qu’un Suédois referme

Le Dagens Nyheter qu’il a fini de lire

Pendant qu’il buvait son café, et qu’il a glissé dans la poche de son manteau

                                    Avant d’aller travailler.

 Dans le restaurant d’un City Hôtel, une Polynésienne

A l’épaisse chevelure en désordre nettoie les tables.

Les avions de la SAS transportent des groupes bien organisés

De touristes suédois retraités à Chypre et à Dubaï,

Où les cuisses vulgaires des petites amies

Des Russes riches exaspèrent les vieilles femmes

Et font tressaillir les cœurs  de leurs

                                      Vieux maris.

La neige et la glace sur les fanions de Drottninggattan

Mincissent peu à peu, sans doute parce que,

En dessous d’eux, ce qui reste de chaleur

Dans les entrailles des magasins et des restaurants voisins

                                                S’élève et flotte dans l’air.

Les jeunes Suédois en visite au Musée Nordique s'entassent autour

D’une photo qui montre (selon le programme établi

Par leur ville, élue capitale culturelle européenne de l’année)

L’art du tatouage polynésien, révélant à quel point peut être expressif

Le discours du corps humain. (Un modèle suédois vivant,

Un jeune garçon muet, nu jusqu’à la taille, essaie

De communiquer avec le public par de signes qui recouvrent

                                    Sa blanche chair de poule),

Mais dans la rue, l’hiver persiste.

Je ne sais comment t’aimer autrement.  

La peur marque ses frontières  à travers les épais manteaux,

Les corps bien nourris et les secrets désirs qui s’y nichent

Traversent une autre frontière, celle qui sépare les chiffres

De deux années et qui fait mincir et fondre la croûte de glace

Dans Drottninggattan sous les  semelles de caoutchouc durables.

 

 


VILNIUS SOUS LES EAUX

 

C’est bien que l'herbe soit encore verte ici

Et les traits des visages ne soient pas

Tirés au point de cacher leur désarroi.

Un cafard sous sa carapace dure

Galope avec une bravoure soudaine vers

Le locuteur à travers le parquet qui devient

Un désert. Contre des phonèmes aussi anciens

Que Σ ou Ω taillés dans l'ambre épais

Provenant d’une obscure forêt native

Des Hespérides,

Toi, Lemuel, tu te sens embarrassé,

L’idiome de Laputa sur ta langue

Fait soudain comme des nœuds

A ton insu. Tu devras lever la tête

Et regarder au-dessus du niveau de l’herbe

Pour voir comment une montagne,

pareille à l’ombre rapide de Gregor,

Se dresse devant toi dans cette cité engloutie.

 


COMMENT C’ÉTAIT ?

 

J'enfouis mon nez dans tes cheveux,

Ma petite Maya l'abeille,

Pour un au revoir de plus,

Sous le tilleul en fleurs

Dont tu dois écarter les branches qui gênent tes yeux.

 

Sous lui, tu passes ta vie loin de tout souci,  

Tu installes tous tes effets sous la table

Et obliges les autres d’en-haut à crier :

"Il est temps de devenir plus sage,

Temps d’être raisonnable,

Sors maintenant de sous la table! "

 

Tu ris, toute affairée que tu es

Sous le tilleul en fleurs,

Sous la table, mais pas du tout indifférente

À mon départ : "Pars,

Mon tata, pars, mon tigrou ! » 

 

(Oh, si long est le chemin,  

Ma vaillante petite fille,

Oh, que c’est loin Cordoue !)

 

Comment vous expliquer autrement,

Chers amis venus à la conférence,

Ce qu’est le magnétisme animal,

Dont le docteur Keiser, je ne sais quelle année

Entre les deux guerres mondiales, a révélé

L’effet, ayant mesuré

Avec sa langue, la silencieuse

Charge électrique du tellurisme.

 

 

VOL VERS LA RUCHE


Les hirondelles se hâtent vers toi

Du coin de la rue,

On dirait les éclats d’un cœur.

Toi, tu es une d'entre elles,

On t’a envoyée,

Pour la première fois,

Seule au magasin.

A présent, tu regagnes ta maison :

Et tu cours, tu cours,

Tu souris, oui, tu souris,

Joyeuse, toute joyeuse,

Avec tes tresses rayonnantes,

Et ton petit cœur bat, bat fort,

Dans le sac, tu portes un pain,

Un grand, un bon pain de seigle Pärnu.

 

 

LA CHINE COULE LÀ-DESSOUS

 

Je prends une douche dans un box

Près de la fenêtre, au 11ème étage

De l’Hôtel Anne Black.

L’eau chante

Et coule le long de ma chair,

Ma chair chante

Et coule vers le bas…

Bref, dans la vie

Je suis Lao-tseu,

Gouttelette du fleuve humain

Qui coule en bas de l’hôtel

Le long de l’avenue,

Sûr que son cours

Se fraiera un chemin

Dans les eaux chantantes du temps.